21.12.08

La Vieille Dame.

Chaque fois que nous passions devant l'hibiscus aux feuilles vertes, luisantes, astiquées de près dans l'atmosphère aseptisée de la résidence, elle disait, regardant l'unique fleur annuelle avec un regard parfois triste: "j'avais les mêmes à Bizerte, dans le jardin...".
Au début, elle continuait la phrase, en décrivant la vue qu'elle avait de cette maison qu'elle avait fait construire, et puis à la fin, comme si elle se rappelait qu'elle me l'avait déjà dit, Bizerte était son dernier mot.
Cette vieille Dame là, au fond, je ne la connaissais pas encore.
J'allais la voir, une fois par semaine, évitant le vendredi jour du Kig ha Farz, essayant d'y aller le mercredi jour du couscous. J'avais souvent l'impression que c'était ma B.A. de jeune fille, celle qui me permettait de dire avec un soupir, ou avec assurance à mes camarades, "non, demain je vais à Ker Levenez".
On m'admirait, disant que c'était noble de ma part d'aller ainsi visiter une vieille, ou on ne disait rien, juste un mouvement de bouche qui se suffisait à lui même.
Elle avait des formules toutes faites, qui me faisait moins d'effet au début qu'à la fin. Elle m'appelait son "rayon de soleil", je ne voulais pas trop savoir ce que ça voulait dire, je le mettais sur le compte de la météo, celle qui ne permettrait jamais à un Hibiscus de s'épanouir, même dans ce long couloir vitré.
J'avais appris à marcher comme elle, son bras gauche sur le mien, un pas après l'autre, comme marchant dans la campagne, devisant gaiement sur les feuilles d'automne, ou le chant des oiseaux. Paisiblement.
Je lui mettais des pastilles de couleur sur la télécommande pour qu'elle sache comment et dans quel ordre faire fonctionner la mini chaîne qui lui permettait d'écouter ses airs d'opéra préférés, ceux qu'elle savait chanter de sa voix cristalline, celle qui me faisait frissonner à la messe quand j'étais petite debout près d'elle, les couleurs chatoyantes des vitraux pour seules lumières.
Quand c'était l'heure du repas, nous posions nos flûtes de champagne, oui, c'était son pêché mignon, elle rajustait son gilet bleu ciel au couleur de ses yeux bleus délavés, elle jetait un regard au portrait à l'huile de son père à gauche de la bibliothèque, elle prenait son tube de rouge, et faisait semblant de se regarder dans le miroir pour faire les deux traits d'une main qui savait ne pas trembler pour une chose aussi précise du quotidien.
Elle avait, au bout de deux ans, perdu l'habitude de mettre son chapeau et ses gants, mais ils étaient toujours prêts à être portés en cas de sortie en famille, avec ses enfants, pour un repas au "cheval blanc" qu'elle avait plaisir à offrir.
Cette vielle Dame là, voûtée, avait gardé le sourire éclatant en disant bonjour. Elle tendait la main, dans la position qui oscille entre la poignée douce et le baise main, habituée qu'elle était des robes de bal et des chevaliers servants.
Ma grand mère me racontait ses histoires d'amourettes, ses demandes en mariage, elle me chantait des chansons qu'elle connaissait encore par coeur au bout de 60 ans.
Elle riait, le rose aux joues en relatant la valse chaude, où son cavalier, un "De quelque chose" la serrait si fort que son collier lui entrait dans la gorge.
Et les balades au "Grand Pont".
Elle avait ce savoir de la conversation, celui des dîners aux couverts en argent, où aucun silence n'est de mise, et où la politesse cache une remarque acerbe, ou un compliment flatteur. Elle savait toujours de quoi parler, même avec des inconnus, ce que j'admirais beaucoup, étant incapable de maîtriser ce que je finis par penser être un art.
Cette résidence pouvait lui paraître une déchéance, n'y trouvant aucune amie à qui parler des choses qu'elle connaissait. Ce microcosme social obligé, avait été dur à avaler. Elle avait su garder la tête haute, se réfugiant dans ses souvenirs.
Elle ne pouvait pourtant parfois laisser échapper son amertume, critiquant une tenue moins bien mise que la sienne, ou l'un des rares résidents faire le tour des tables à la fin du repas pour vider les fonds de bouteilles dans celle qu'il tentait de dissimuler dans son dos.
Elle ne jouait plus aux échecs, ne pouvait plus tricoter, ne trouvant la force de se lever le matin que par cette force qu'une vie parfois impitoyable avait forgé en elle. Elle restait imbattable au Scrabble.

Enfin, je la reconnaissais, sans passif, sans rancoeur, juste elle et moi, parce qu'en fait on se retrouvait toutes les deux toutes seules dans cette grande ville.
J'ai eu le temps de lui dire avant qu'elle parte, que dans quelques mois elle serait à nouveau arrière grand mère. Je ne sais pas ce qu'elle a entendu, frêle corps allongé dans ce lit d'hôpital, mais d'elle j'ai connu le meilleur, ses souvenirs, ceux qui nous restent jusqu'au bout.
Quand ma première fille est née, elle n'avait pas d'arrière grand mère.
Mais j'ai gardé le petit agenda bleu, celui qu'elle tenait dans les années vingt. Et tout le reste.

13 commentaires:

  1. Une personne âgée qui meurt, c'est une bibliothèque qui disparait.
    Tu es ainsi devenue la dépositaire de sa mémoire.
    Elles en ont de la chance tes filles, tu en as tant à leur raconter.
    Le champagne était son pêché mignon, alors peut-être que le nom de la rue était prédestiné ?

    RépondreSupprimer
  2. Ah oui! j'avais oublié la rue de Champagne! oui, ça nous faisait sourire!

    RépondreSupprimer
  3. j'aurais pu en profiter l'année que j'ai passée dans la même ville, la résidence était à 500 m à vol d'oiseau de ma Fac. Mais voilà je me suis bêtement découragée après avoir mis une heure à me perdre pour retrouver le bon bâtiment, traverser des pelouses toutes semblables, et longer des immeubles jumeaux. du coup je n'y suis allée qu'une fois. Je le regrette encore.

    RépondreSupprimer
  4. Oui, c'est vrai que les villes comme ça, c'est déprimant. Et puis, tu étais toute jeune, tu profitais de la vie, tu n'avais pas eu le temps de la voir vraiment avant, quand elle faisait plein de choses. 10 ans d'écart c'est beaucoup. Je comprends tes regrets.

    RépondreSupprimer
  5. Très poignant et fait des échos ds mon passée.
    Très beau récit.

    RépondreSupprimer
  6. Ah moi aussi j'ai gardé le carnet de maroquin, je crois qu'on dit comme ça, et j'ai même le vieux carnet de bal de ma grand tante Gabrielle, plein de vieux trucs qui les font vivre elle, et ses soeurs toujours avec moi, et j'aime bien.

    RépondreSupprimer
  7. Tu l'aurais touchée, elle aurait levé les yeux vers toi, esquissé un sourire qui étire les lèvres et comprime son arc de Cupidon, ce sourire "confirmé" qui s'imprime sur le nez et les yeux;
    Touchée et fière de toi, un peu surprise de lire quelque chose de si joli dont elle aurait été l'objet et puis un peu après fière d'elle, d'avoir suscité toutes ces belles pensées et ces jolis mots tendres.
    Moi j'étais fière de toi et touchée aussi de voir quelle douceur et quelle tendresse tu lui offrais, cette magnifique délicatesse du coeur dont on parle si peu aujourd'hui et qui pourtant signe le vrai Amour "agapé" (? pour l'orthographe de ce mot grec )
    Elle vous a aimés avec chaleur mais pas que, et quand je lis ce qui demeure, je me dis "ça va"!

    RépondreSupprimer
  8. Qu'il est touchant ce récit! J'aime aussi être la passeuse de notre mémoire familiale, en faisant vivre les objets de mes aïeuls, en parlant d'eux, en regardant leurs photos. Je conserve tous leurs albums! Ils m'ont appris aussi beaucoup dont notamment le sens des mots "vivre heureux avec de petites choses". Ton texte me parle doucement et je reviendrai le lire,...
    Je profite de mon passage ici pour te souhaiter aussi un joyeux Noël ainsi qu'à toute ta famille. Ce sont aussi ces moments-là qui écrivent la vie d'une famille!

    RépondreSupprimer
  9. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer
  10. A Jacques: voilà, c'est rangé, gardé précieusement. En effaçant le commentaire, j'ai craint de le perdre mais non. Et c'est moi qui suis touchée. Merci. Et oui, je vois très bien, enfin, je sais très bien qui est ce Jacques, je ne savais pas qu'il passait par là. J'espère, je désespère aussi parfois, de l'écriture. Mais je tiens bon, sans trop me faire souffrir d'ailleurs. L'avenir est vaste, nous verrons bien.

    RépondreSupprimer
  11. C'est une drolement belle histoire. Merci de la partager. Je garde de bons souvenirs de mes arrieres grands-parents, et maintenant, ma petite puce a venir ne connaitre qu'une arriere grand-mere, mais c'est la meilleure! Elle connaitra peut etre un arriere grand-pere mais je ne sais pas si il sera encore la le temps de venir la presenter, lui aussi il est reste imbattable au scrabble.

    RépondreSupprimer
  12. Très émouvant... mon fils a toujours son arrière-arrière-grand-père... mais le temps, et l'éloignement...

    RépondreSupprimer

Un petit mot n'est jamais si petit.

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.